Lazer Guided Melodies de Spiritualized
Indispensable !
Sortie : 1992
Produit par Barry Clemson
Label : Dedicated
Appliquant sur son premier album une
formule basique, saturations-claviers-rythmique, Jason Pierce restait pourtant
très évasif, se laissait noyer sous son propre flot instrumental, étirait les
morceaux sur de longues minutes, faisait appel à des distorsions crispantes. Le
petit gimmick caressé à la guitare de « If I were with her now » se
verra complété par différentes textures, de la guitare sèche, au riff remplis
de fuzz, pour maintenir une sorte d’orchestration symphonique uniquement
composée de guitares (avec un peu de saxo tout de même). Le chant reste en
retrait, légèrement voilé, pour ne pas prendre la place, et va même s’effacer
sur la fin.
Il n’y aura pas de mur du son destiné à
écraser ou impressionner, mais plutôt à offrir de vraies ballades magiques, à
la limite de l’improvisation, laissant de la place pour d’autres influences (le
défouloir que représente « Smiles »). « Je suis inspiré par le noise et le freejazz bien sûr, mais aussi la
folk, la soul et la musique psychédélique. J’ai toujours voulu faire de la
musique qui couvrirait tous ces champs à la fois, sans que ce soit du
copié-collé et que ça paraisse une fusion artificielle, mais plutôt que je
réussisse à en capturer l’essence, ce qui est bien souvent dans sa plus basique
forme. Ce n’est pas le nombre de notes ou d’instruments qui compte, car il
semblerait qu’on peut avoir encore plus de force avec moins d’informations »[i]. « You know it’s
true » ou « Step into the breeze » et ses violons prennent
presque des aspects de berceuses de l’espace. Si cette voix de Jason Pierce est
si suave, ce n'est uniquement pour caresser, mais tout simplement parce que ce
dernier est complètement défoncé.
Même les guitares semblent elle-même
être de cet état, entre sommeil et ivresse, vaguement salies et saturées,
cotonneuses et subtilement délicates. Tout du long, s'ajoutent des percussions,
des choeurs doublés aussi discrets que formidables, des orgues, des longues
plages d’ambient, des échos de toute sorte, des crescendo qui en fait ne
décollent jamais (« Angel Sigh »). C'est un premier essai, brouillon
comme embrouillé finalement, ceci dit, on succombe devant l'incroyable
évocation de cet album. « Run » évoque le space rock et le kautrock
qui s’accoquinent dangereusement avec le shoegaze. On est à la limite de
l’ambient avec « Sway ». Une fragile alliance entre feedback langoureux
et accords minimalistes qui conduit à l’onirisme. On sera toujours proche de la
torpeur, un peu comme sur la chanson de fin, « 200 bars », où une
femme inconnue fait le compte. « Je
voulais ce genre de sensations comme lorsqu’on vous fait une anesthésie et qu’on
vous demande de compter à l’envers. Il vous suffit d’arriver à dix pour que
vous soyez complétement parti. J’aime bien l’idée de faire ça. Bien qu’avec 200
bars, vous pouvez compter jusqu’à 200 et toujours être dedans. »[ii]
La fusion des frontières étant le
propre du shoegaze, on retrouve jusque dans la structure de l’album cette idée
de mélange, puisqu’il n’y aura pas de pistes pour autant de chansons, mais en
réalité quatre longues plages sonores qui correspondent à autant de face du
vinyle. Un manque de balise tout à fait assumé : « Quand j’étais avec mon ancien groupe, on était déjà intéressé par cette
idée d’album-concept, parce que je ne connaissais personne qui écoutait en
boucle la même chanson. Quand vous êtes assis confortablement à la maison pour
écouter un album, ça demande trop d’effort pour déplacer l’aiguille du lecteur
vinyle sur la même plage. Je ne connaissais que des gens qui écoutaient la face
entière d’un album, alors s’il y a un concept à tirer de ça, ce serait que les
choses doivent être écoutées dans leur globalité. »[iii]
L’effet provoqué par cet album, comme le shoegaze en général, est de
déstabiliser l’auditeur et de l’envelopper dans une douce lumière, pour qu’il
flotte au milieu de ses propres sensations, comme sur « Take you time » :
« Je pense que la meilleure musique
émane de ces moments quand on perd le contrôle et moins on contrôle les choses,
meilleure est la musique. Il faut savoir se mettre en danger pour se
dépasser. »[iv] Ce qui sera évidemment incompatible
avec un quelconque succès. L’œuvre de Jason Pierce ne s’accompagnera jamais de
ventes pharamineuses, alors que dès Lazer
Guilded Melodies, et encore davantage par la suite, il n’aura eu de cesse
d’écrire des morceaux parfaitement enchanteurs. Mais le côté commercial n’a
jamais été son intérêt. Jason assume : « Mes chansons ne sont pas faites pour la radio et on refuse toute
compromission pour que ça y passe. On ne fait pas de singles dans le sens
commercial du terme. »[v] Ce shoegaze tranquille et nonchalant
peut paraître au contraire très transgressif. Il sera presque
jusqu’au-boutiste. Jason Pierce tente de se justifier : « Les gens disent tout le temps que
Spiritualized c’est la pop qui rencontre l’avant-garde, mais c’est juste une
étiquette bien trop petite. Nos disques sont radicaux par contraste, parce que
personne d’autres n’est comme nous. Personne n’essaye de trouver d’autres
chemins pour faire ressentir des choses au travers la musique. Ceci étant dit,
ce n’est pas comme si nous étions des intellectuels, comme si on faisait de
l’expérimental. J’adore juste la musique, j’adore l’effet que ça a sur nous.
Mon propos n’a rien à voir avec le fait de vendre des disques, ça n’a rien à
voir avec le côté commercial. »[vi]
Son objectif, c’est que les gens connaissent un autre état lorsqu’ils écoutent
Spiritualized, qu’ils ouvrent leurs esprits et qu’ils accèdent à un autre
monde.
[i]
Interview de Jason Pierce par Mark Dale, sur Skiddle, 14 août 2015, [en ligne]
http://www.skiddle.com/news/all/Spiritualized-Electric-Phoneline-/26123/
[ii]
Jason Pierce cité par Hans Morgenstern, sur Goldmine Magazine, octobre 1997,
[en ligne]
https://indieethos.wordpress.com/2010/07/29/from-the-archives-spiritualized-profile-part-1-of-2/
[iii]
Interview de Jason Pierce par Darren Gawle, sur D-drop Magazine, 22 septembre
1997, [en ligne] http://dropd.com/issue/82/Spiritualized/
[iv]
Interview de Jason Pierce par Gildas, sur Pop news, 19 novembre 2003, [en
ligne] http://www.popnews.com/popnews/spiritualizeditw/
[v]
Jason Pierce cité par Hans Morgenstern, op. cit.
[vi]
Interview de Jason Pierce (et Bobbie Gillepsie de Primal Scream) par James
Oldman, sur NME, 20 décembre 1997, [en ligne]
http://www.theprimalscream.com/press/nme-27dec97.html
Salut Victor !
RépondreSupprimerTrès belle chronique d'un album qui l'est tout autant.
Le cas Jason Pierce ! Après les Spacemen 3 et quelques excellents disques fondateurs de l'édifice sonore shoegaze, le voici aux début des 90' avec son nouveau projet, Spiritualized. Celui-ci est, tu l'as bien dit d'ailleurs, une espèce de brouillon bien fait tout de même.
Mais il atteindra son zénith, son Everest, son Xanadu en 1997 avec le sublissime "Ladies & Gentlemen We Are Floating In Space". Sorte d'odyssée spatial et lunaire, psychédélique et drogué aux arrangements et orchestrations ultra-virtuoses !
J'aime aussi beaucoup son dernier en date, “Songs In A&E”(n°7 de mon top disques 2008). Sur mon blog, à l'époque, j'avais écris ces quelques mots :
"En 2005, Jason Pierce, emmené aux urgences (A&E en Anglais), a faillit mourir d’une pneumonie. Ce disque en porte les stigmates sans jamais tomber dans le pathos. Entre lyrisme space-folk, psyché, blues et songwriting faussement simpliste (« chansons en la et en mi » dixit aussi le titre), un disque totalement habité et hanté par ce douloureux traumatisme !
A + +