Fort du succès de « Upside Down », Alan McGee décide d’en profiter
pour négocier un contrat avec une plus grande maison de disque. Bien que les
ventes apportèrent pas mal d’argent dans les caisses de Creation, Alan McGee
préférait récupérer 20% sur toute vente future d’album en tant que manager,
afin d’aider au développement de son label. Le groupe avait ainsi l’occasion de
sortir du ghetto underground, d’autant qu’il sentait que l’enregistrement du
premier album aurait besoin d’un budget plus conséquent. C’est ainsi que Jesus
and Mary Chain signe un contrat avec Blanco y Negro, une filiale de WEA. Jim se
justifie : « nous aurions tellement voulu sortir notre album sur Creation et on
l’aurait fait si Creation avait eu plus d’argent. La structure n’avait rien à
voir avec ce que c’est devenu par la suite. C’était une opération à toute
petite échelle à l’époque. Mais on voulait vraiment être sur Top of the Pops et
on pensait avoir besoin d’un fort soutien derrière nous, c’est-à-dire une
major. Le comble, c’est que l’enregistrement de Psychocandy n’aura couté que
17000 £, ce qui n’était rien. Avec le recul, si je pouvais revenir en arrière
pour s’adresser aux jeunes que nous étions, j’aurai dit qu’on n’avait pas
besoin d’autant d’argents, qu’on n’avait pas besoin de signer sur une major,
qu’on n’en aurait aucun bénéfice. Warner Brothers ne s’est pas vraiment démené
pour nous promouvoir. Ils n’avaient pas la moindre idée de qui on était. Nous
ne pouvions pas communiquer avec qui que ce soit de là-bas, de sorte que ce
n’est pas vraiment le meilleur coup que nous ayons fait. »
Arrivés dans le monde médiatique, ils s’aperçoivent alors
que leur réputation de mauvais coucheurs les précède. Peu s’accordent à les
juger comme de vrais musiciens, tout juste une attraction. A titre d’exemple,
les sessions en février 1985 chez John Peel, animateur chez BBC, illustrent
bien la condescendance avec laquelle ils furent traités. Les sessions se sont
vite révélées pénibles. Jim explique : « Les ingénieurs ont été assez arrogants
avec nous, comme si nous n’étions que des gamins qui n’y connaissaient pas
grand-chose, si bien que nous n’avons pas pu enregistrer comme nous l’avons
voulu. On voulait enregistrer du verre brisé. " Mais on fera ça dans un sceau,
aucun morceau ne partira" mais on nous a juste répondu "ça ne se fera pas,
fiston" ». Bien que les sessions ne rendent pas hommage au son des Jesus and
Mary Chain, elles l’ont fait lorsqu’il s’agit de souligner l’incroyable sens
mélodique des frères Reid.

Noyé sous des distorsions insupportables, des scies
sauteuses ou un bruit de crissement métallique qui ne s’arrête jamais, le tout
soutenu par une basse répétitive, un rythme primitivement jubilatoire (deux
caisses et c’est tout) et un chant aussi dégouté et blasé que celui du dernier
des punks, ce morceau stupéfait pourtant par son minimalisme et son sens de
l’attachement mélodique. Les dirigeants du label vont d’ailleurs vite se
heurter à cette envie de briser les codes de la bienséance. Pour accompagner le
single, les frères Reid propose la chanson « Jesus Fuck » en face-b ! Ce qui ne
sera bien-sûr pas du gout des patrons. Le label les menace de ne pas sortir le
single s’ils ne changent pas immédiatement leur chanson. Ils troquent alors
pour une autre, sobrement intitulé « Suck ».
Alan McGee se dépêche alors de rééditer « Upside Down » pour
y inclure ce brulot censuré, mais le groupe lui garantit que cela sera chose
faite avec le nouveau single qu’ils enregistrent. Seulement au moment de
presser le single, le staff technique, scandalisé, arrête la machinerie,
refusant de participer à la diffuser d’une chanson blasphématoire, même si le
titre a été modifié en « Jesus Suck ». Il faudra attendre juin 1985 pour que le
troisième single du groupe, « You trip me up » puisse enfin paraître,
accompagné de « Just of a reach ». Cette série de morceaux se classe
relativement bien dans les charts indépendants. Et impose dès lors un tout
nouveau style. Une sorte de crasse électrique dont les musiciens ne
souhaiteraient même pas s’extraire, préférant de loin patauger dans leur
laconisme et leur économie. Mick Sinclair, journaliste au Guardian, décrira
leur musique comme une combinaison « de jeunesse et d’émotion plutôt que de
compétences techniques manifestes. Il se développe une atmosphère volatile
sous-jacente à la violence inhérente à leur musique. Toutes les chansons sont
enveloppées dans un crépitement vertigineux de feedback de guitare. Sur les
chansons les plus accessibles, cela est soudé à un fil de mélodies grêles
souvent très simples et influencées par la musique surf. Sur leur deuxième single,
"Never Understand", ils sonnent comme les Beach Boys avec des coups
de poing américains. »

Cet épisode est considéré un des plus violents qu’ait connu
The Jesus and Mary Chain. Le lendemain les journaux déclarent des blessés et
plusieurs milliers de livres de matériel saccagé. Sans manquer bien-sûr
d’accuser le groupe d’avoir tout déclenché. Rentré dans la légende, l’événement
aura contribué à leur réputation. Ce sera le tristement célèbre « The Jesus and
Mary Chain Riot ». Après ça, les autorités décident d’annuler certains concerts
de la tournée dans la crainte d’une répétition des événements. Car les frères
Reid se plaisent à la provocation, encouragés par leur entourage : Alan McGee,
leur manager, entretient savamment les rumeurs ; il laisse filtrer une histoire
selon qu’au moment du départ vers Blanco y Negro, ils auraient dilapidé le
bureau de Rob Dickens. En Belgique, c’est le producteur d’une émission de télé
qui leur demande de détruire leurs instruments à la fin de leur prestation
télévisée. Progressivement le ton s’emballe et les blagues dérapent vite.
William concède volontiers : « quelques fois les choses devenaient ingérables
et certaines personnes étaient blessées ». En février 1985, à Brighton, c’est
la petite amie de Bobbie Gillepsie, venue sur scène chanter, qui se prend une
bouteille dans la tête. « C’est là qu’on a réalisé que ça n’amusait plus
personne. ». Si on imagine bien le public devenir furieux en apprenant que les
concerts n’excédaient jamais un quart d’heures alors qu’ils avaient déboursé pour
leurs tickets, la groupe possède aussi
sa part de responsabilité. « Il y avait un groupe écossais qui s’appelait Fire
Engines, qui ne jouait que vingt minutes par concert et qu’on avait l’habitude
d’apprécier. Je ne me souviens pas que les gens aient réclamé de se faire
rembourser ou déclenché une émeute. »
Le 9 septembre, c’est un concert à l’Electric Ballroom dans
le quartier Camden. En arrivant avec une heure de retard, les membres de Jesus
and Mary Chain apparaissent sur scène bourrés. Ils pratiquent durant quinze
minutes qui semblent interminables un cortège de bruits blancs. Il ne fallut
pas longtemps pour que les cannettes et bouteilles volent au travers la salle.
A un moment donné, la plate-forme d’éclairage a fini par se détacher de ses
amarres pour tomber sur une partie du public avant. La scène fut alors envahie
de gens mécontents qui s’empressèrent de détruire le matériel du groupe. Mick
Sinclair, un journaliste présent, racontera plus tard : « leur refus de venir
faire un rappel aura été le signal pour la foule pour jeter leurs verres de
bière sur les projecteurs et de renverser l’échafaudage qui abritait la table
de mixage. Ils ont ensuite filé vers la sortie lorsque la police est arrivée
pour ramener l’ordre qui avait momentanément disparu. »

Les membres de la police ont du intervenir. Ce n’était plus
le genre d’accident sensé aboutir à une colonne dans le NME et contribuer à la
légende du groupe, mais une vraie descente dans le chaos. « Ce fut la fin d’une
période et cela n’avait plus rien de marrant » déclara plus tard Douglas Hart,
le bassiste.
D’un autre côté, la presse est impatiente et fait de Jesus
and Mary Chain un groupe à surveiller de près. Neil Taylor raconte : « je me
souviens d’une réelle anticipation de la part du NME. On se demandait si leur
premier album allait être composé de douze variations de « Upside Down » ou si
ça allait sonner différemment. »
En octobre, le groupe s’enferme en studio pour leur premier
album. Ils squattent alors Southern Studios dans le Wood Green, le studio de
CRASS, groupe anarchiste de punk : « nous n’avons pas pris ce studio parce que
nous étions fan de CRASS mais parce que c’était le moins cher en location. John
Loder, l’ingénieur du son, pouvait comprendre d’où nous venions. Il nous
laissait faire ce qu’on voulait. Il se contentait de s’installer à son bureau.
Il y avait un interphone avec lequel il nous disait : "vous n’avez qu’à le
faire bourdonner et je descend vous voir". On avait un son dans nos têtes et
il s’est débrouillé pour l’obtenir sur bande. ». Douglas Hart raconte à quel
point le groupe a pris les choses avec sérieux : « A l’époque nous avons fait
cet album totalement sobres. Nous avons cherché à restituer cette folle énergie
qu’on avait lors de nos concerts. Alors on était très consciencieux. Même Jim
et William ne se battaient pas ! ». Le résultat s’appelle Psychocandy. Une
claque.
Il existe sur cet album, un sentiment persistant que tout
est incontrôlable. Faussement désabusé et cynique par rapport à leur propre
son, les écossais laissent tout couler, laissant leurs guitares déraper en des
feedbacks insupportables. Le moindre effort, la moindre tentative, le moindre
trémolo seront noyés aussitôt sous un mur du son époustouflant d’amateurisme.
Sauvage et crue, leur musique en devient presque suggestive. L’urgence est de
mise : les chansons sont courtes, concises mais précises et représentent des
merveilles d’inventions mélodiques. Le
tout emporté par un vacarme de guitares noisy comme jamais on n’en entendra
ailleurs. Avec un roboratif « Inside me », le rythme s’accorde tout à fait avec
le broyage en règle exercé par une machine infernale en un bruit horrible et
presque industriel. Le détachement du chant de William Reid, fatigué et
nonchalamment naïf, fait presque froid dans le dos : incapable de prendre la
mesure de la bouillie autour de lui, il concourt à rendre les choses
grossières. En deux-trois minutes par chanson, minimum syndical, c'est le monde
entier qui en prit pour son grade. Largement plus qu'il n'en faut pour signer
là l'ode imparable au psychédélisme, petit fix aux effets dévastateurs,
plongeant l'auditeur dans un tourbillon de sons et de bruits dont il ne se
relèvera pas. Il y a tout dans les déflagrations de « The living end » :
morgue, agression et un je-ne-sais-quoi de pris par dessus la jambe qui fait la
différence, s'acoquinent ensemble et transpirent la même sueur. La nonchalance
de branleurs érigés au rang de culte. L’intro de « In a hole », bombe sonique
propulsée à la vitesse de la lumière, vire vite au vacarme. Pourtant un vacarme
magnifique, noir, brut et d’une force inouïe.

Alors The
Jesus and Mary Chain, ersatz punk ultime ?
Absolument pas. Car il s’agissait avant tout d’un groupe de
pop. Derrière cette attaque vicieuse à grand renfort de crissement, de
grincement désagréable et excitant à la fois, se cache une multitude de
mélodies aussi limpides que merveilleuses. Et c'est ce qui fait tout le charme
de ce groupe exceptionnel : les frères Reid appliquaient une recette basique et
ingénue. Des titres comme « The hardest walk », et ses allées et venues entre
la paresse et l’excitation, ou comme « Cut Dead », petite ballade avec guitare
sèche, lente et laconique, sont des trésors d’écriture, sertis dans leurs
poussières et leur crasse d’origine. Un détachement qui est le premier pas vers
une nature qui en réalité n’est en aucun cas agressive. Ainsi leur premier
album se révèle une ode à une certaine mélancolie. On la retrouve surtout avec
le mirifique « Just like honey », dans cette batterie carrée, dans le chant de
Jim Reid, désabusée mais aussi incroyablement doux et suave ou dans les
sublimes chœurs angéliques de Karen Parker. La chanson a fait beaucoup de
bruit, notamment car elle a été soupçonnée d’être une apologie du cunnilingus.
Avec ce chef-d’œuvre, The Jesus and Mary Chain prouve que
manier les guitares en les torturant est loin de témoigner une rageuse
assurance, bien au contraire. Et qu’il est tout à fait possible, au beau milieu
de ce brouillamini sans nom, de débusquer une confondante beauté juvénile.
Paradigme qui allait révolutionner le rock anglais. Et surtout servir de
référence numéro 1 pour tous les groupes du mouvement shoegaze à venir. Selon le célèbre producteur Alan Moulder : « Psychocandy fut le ground zero du shoegaze, définitivement. Il
a pavé le chemin. C’est certainement l’album que tous les groupes shoegaze ont
écouté avant de décider de se former. ». Et ce, même si par la suite le groupe
se sera assagi et continuera dans une veine psychédélique (on notera tout de
même l’excellent album « Darklands »). Mais c’est une autre histoire.

Sources :
Enfin la suite d'un article de grande qualité, comme l'ensemble du blog. Cet endroit est une mine d'or.
RépondreSupprimerMerci.