23 mars 2012

Lucybell : Peces


Peces de Lucybell

Coup de coeur !

Sortie : 1995
Produit par Mario Breuer
Label : EMI Odeón


Les aspects insolites de cet album le rendent particulièrement fascinant. Il possède une plénitude rare avec des variations de climats, une production superbe et un sens de la démonstration théâtrale qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Guidé et porté par le registre vocal tout simplement incroyable de Claudio Valenzela, ce premier disque maintient une recherche d’écriture de tous les instants, invitant plusieurs styles en même temps. Le style est fou, ampoulé, impossible à définir et imprévisible.
La chanson qui introduit la playlist est tout bonnement imparable : il s’agit de « Cuando respiro en tu boca », devenu un tube au Chili. C’est un titre extraordinaire et envoutant, basé sur un tempo totalement artificiel et une ligne harmonique de toute beauté. La voix se fait douce, soufflée, de manière exagéré mais délicieuse. Les guitares acérées et fines comme du métal se disputent à des passages plus alanguis et évanescent pour une grâce miraculeuse.
Mais cet album restera bizarre dans la mesure où le groupe a créé une ambiance jamais entendue auparavant. Un style ampoulé, cynique, empreint d’énormément de second degré, capable de s’amuser comme de se plonger dans une déclaration des plus solennelles et imposantes. La surcharge instrumentale, à la limite de la saturation, sur le très très noir « Lunas », n’empêche pas beaucoup de subtilité et de piquant. Voire du détachement comme sur le funky « Que no me veigan con paraisos », avec des claviers vieillots, un sens de groove à la limite du ridicule et finalement un esprit kitch détaché. Très difficile d’établir avec exactitude dans quel registre le groupe évolue puisqu’on peut très bien entendre une ballade psychédélique, avec percussions indiennes, guitare sèche et petite flûte (« Vete »), pour enchaîner avec un titre beaucoup plus rigolo, aux guitares saturées et à la basse typé funk (« Desde acá »), le tout sans comprendre, mais avec comme dénominateur commun un vrai sens de l’écriture.
C’est un album comme seul le rock latin peut nous l’offrir, tout autant amusé que soucieux d’être à l’avant-garde, mélangeant ainsi le shoegaze avec le gothique, le courant baggy avec le lounge ou la dream-pop. Le but premier en fait c’est la multitude, l’évasion, le mélange. C’est un album qui nous apprend une grande leçon. En plus d’une incroyable fraîcheur, Peces prouve qu’il est possible de se détacher, d’avoir une identité propre et qu’on peut signer sur une major sans se compromettre pour autant. On y aborde différents rythmes, différents climats, différentes attitudes, celle de l’indus saturé, du cabaret noir et désespéré, du piano-bar à l’ambiance feutré, ou encore de l’electro expérimental parsemé de guitares brouillées. C’est tout autant déconcertant que jouissif.
Puissant, léger, splendide, biscornu, difficile de s’orienter. Ce qui sidère en fait, et qui va assurer une constance, c’est un haut niveau de jeu : tous les musiciens sont au diapason et pratiquent une technique qui leur est propre, à base de délires mélodiques et d’envolées de guitares. Les vocaux de Claudio Valenzela apparaissent comme des prouesses, déclamatoires et solennelles, d’une profondeur dans les notes graves comme jamais on l’a entendu, tout en restant légères et douces. Le chant sur l’inouï « Angeles Siamenes » se fait sérieux, langoureux et dandinant, on croirait entendre Peter Steele, le chanteur de Type O Negative à la voix sépulcrale. Tout bonnement inimaginable et à coller des frissons de plaisir. On va retrouver cette ambiance mi-dream pop, mi-cabaret sur « Rodar », noyé sous les saturations, pour un titre shoegaze original. Le registre vocal peut aller du plus magistral comme sur « Eclipse », magnifique titre, où sous des bombardements de riffs, des chants de moines obscurs lancent des déclamations ampoulées sous les voutes d’une cathédrale gothique, au plus frondeur, comme sur « De sudor y ternura », sorte d’hommage au courant Madchester, traversé de guitares magiques, où Claudio Valenzela va prêcher comme un dératé.
Cette musique, biscornue et bigarrée, toujours classieuse et travaillée, confère une classe ultime au groupe. Leur sens inégalé du songwriting avec toujours ce faux détachement au service d’un charme unique, à base de saturations et de voix surprenantes de légèreté, place le groupe nettement au dessus de la mêlée. L’inspiration et les tentations portent cet album, avec plus ou moins de réussite, mais toujours avec un aplomb assumé. Décousu, Lucybell a tout du groupe culte, insolence, audace et poésie féérique. Si l’album a commencé par un titre inoubliable, à savoir « Cuando respiro en tu boca », il se termine tout autant par un « Grito Otoñal » à couper le souffle : miracle shoegaze, traversé d’orage électrique, avec une voix grave, profonde, emphatique, une batterie indus, presque metal, un clavier fantasmagorique. Le chant de Claudio Valenzela est celui d’un funambule, capable des plus incroyables exploits, pour distiller une ambiance unique et sans équivalent, tantôt agressif, tantôt cajoleur.
Peces est une œuvre impossible à classer, si ce n’est comme parangon du rock latin, le tout avec classe et brio.

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